Et si vous vous occupiez plus de vous-même ? (la sagesse de Socrate)
Quand les grands philosophes nous rappellent l’importance du souci de soi…
Cette semaine, je vous invite à découvrir une notion philosophique applicable à la vie de tous les jours : “le souci de soi”. Vous savez sans doute, si vous suivez nos écrits et publications, qu’une partie importante de nos recherches scrutent les avancées de la science en matière de conseils sur la “qualité de vie”. Comment faire pour améliorer celle-ci individuellement et collectivement ? Ce que vous savez peut-être moins, c’est que nous aimons inclure dans nos réflexions des idées issues de la philosophie, notamment antique. D’où la question abordée dernièrement : comment les Grecs appréhendent-ils l’intériorité psychologique et, en particulier, la ”relation à soi” ? Il ne s’agit pas vraiment d’une bande de vieux sages qui se prendraient la tête sur des questions métaphysiques. Au contraire, la philosophie des anciens est une source exceptionnelle de conseils pratiques pour vivre une bonne vie, aussi valables aujourd’hui qu’au moment où ils furent proposés. Les stoïciens, par exemple, s’expriment beaucoup sur notre rapport à nous-mêmes et les “bonnes” façons d’agir en tant qu’être moral, être d’émotions, être avide de savoirs.
Redécouvrir la sagesse de Socrate
Alors que je faisais des recherches sur le fameux “Gnothi seauton” de Socrate, mieux connu dans sa version française “Connais-toi toi-même”, j’ai trouvé quelque chose qui m’a fort intéressée chez un philosophe contemporain, et j’ai très envie de partager cette découverte avec vous sans attendre. Il s’agit de Michel Foucault. Dans “L’herméneutique du sujet*” (non, ne partez pas, ce n’est pas parce que le titre de ce livre semble hermétique que le reste de mon texte le sera ;-), Foucault apporte un éclairage nouveau (en tout cas pour moi) sur le “connais-toi toi-même” de Socrate. Selon lui, une autre notion serait l’oubliée de l’histoire. Une notion d’importance majeure, dont l’apport aurait été occulté par la visibilité accordée au “connais-toi toi-même”. Au passage, mais je ne développerai pas cela ici, Foucault nous montre à l’aide de multiples références comment cette occultation s’est opérée, et pourquoi il est temps de remettre en lumière l’Epimeleia heautou. Foucault traduit cette notion par “le souci de soi-même”, le fait de s’occuper de soi, de se préoccuper de soi. Selon son interprétation des textes de Platon, le souci de soi constitue le cadre général et large, dont le "connais-toi toi-même" ne serait qu’une règle particulière.
“J’essaierai de vous montrer comment ce principe qu’il faut s’occuper de soi-même est devenu, d’une façon générale, le principe de toute conduite rationnelle, dans toute forme de vie active qui voudrait en effet obéir au principe de la rationalité morale. L’incitation à s’occuper de soi-même a pris, au cours du long été de la pensée hellénistique et romaine, une extension si grande qu’elle est devenue, je crois, un véritable phénomène culturel d’ensemble.” Michel Foucault
Mais qu’est-ce que le souci de soi ?
Le connais-toi toi-même de Socrate implique de savoir ce que je suis et ce que je peux. Se connaître selon Socrate c’est d’abord et avant tout reconnaître sa propre ignorance. C’est prendre conscience de nos propres limites. C’est une invitation à l’humilité.
“Je ne sais qu’une seule chose, c’est que je ne sais rien.” Socrate
Se connaître, selon Socrate, c’est être capable de faire son propre examen critique, c’est savoir également quelles sont ses capacités. Se connaître, c'est savoir ce qu’on est capable de faire. Le souci de soi implique autre chose.
Se transformer soi-même
Se connaître ne nécessite pas de changement. On connaît ses limites, ses capacités, mais on reste en quelque sorte intact. Tandis que le souci de soi implique une profonde transformation. Il nous invite à nous approcher au plus près de notre vérité intérieure, à nous préoccuper de nous-même comme le ferait un ami (proposition chère à Pierre et qu'il a développée dans “Mon meilleur ami... C’est moi”).
“Socrate rappelle ce qu’il a toujours dit, et ce qu’il est bien décidé à dire encore à ceux qu’il rencontrera et interpellera : vous vous occupez de tout un tas de choses : de votre fortune, de votre réputation. Vous ne vous occupez pas de vous-même.” Michel Foucault
Le souci de soi demande de s’inquiéter pour soi, et d’agir en conséquences. Il convient, comme le dirait Foucault, de “se pratiquer”, de creuser à l’intérieur de soi : “Le souci de soi-même est une sorte d’aiguillon qui doit être planté là, dans la chair des hommes, qui doit être fiché dans leur existence et qui est un principe d’agitation, un principe de mouvement, un principe d’inquiétude permanent au cours de l’existence.“
Un principe actif visant à la transformation
L’epimeleia est aussi un “principe actif” visant à la transformation : “actions que l’on exerce de soi sur soi, actions par lesquelles on se prend en charge, par lesquelles on se modifie, par lesquelles on se purifie et par lesquelles on se transforme et on se transfigure”. L’epimeleia heautou, c’est une attitude : à l’égard de soi, à l’égard des autres, à l’égard du monde… une certaine manière d’envisager les choses, de se tenir dans le monde, de mener des actions, d’avoir des relations avec autrui. Cette attitude implique aussi une dose certaine de courage, vertu aux multiples vertus au coeur de notre démarche, par ailleurs. En effet, aller chercher à l'intérieur de soi n'est jamais évident. Se soucier de soi demande d'oser aller se confronter à soi-même, à des parties de soi qu'on aime peut-être moins, ou pas du tout. Rien à voir donc avec un mode de vie qui serait exclusivement tourné vers soi, comme l’égoïsme ou l’égocentrisme, bien au contraire.
Pratiquer l’écriture de soi
Plutôt que d’approfondir notre analyse théorique, je vous propose de l’expérimenter. L’une des techniques préconisées par le philosophe français est empruntée à Sénèque. Assez efficace, elle est de plus facile à mettre en place. C’est l’écriture de soi. Ecrire pour soi est un puissant exercice de pensée. Montaigne, dans ses Essais, montre que l'écriture de soi permet de se dédoubler et de prendre un certain recul sur les choses. Elle entretient un dialogue avec soi et permet de marquer un arrêt dans le flux de la vie. Comment pratiquer cela au quotidien ? Il suffit d’écrire une dizaine de lignes, une page ou idéalement trois, tous les jours, à propos de ce qui vous passe par la tête ou le corps. Permettant de canaliser et structurer ses pensées, cet exercice est, en plus, excellent pour la mémorisation et la créativité (il est préconisé par Julia Cameron).
"Écrire est la seule vérification que j'aie de moi-même.” Françoise Sagan
Prendre soin de sa tête comme on prend soin de son corps
Nous cherchons tous à vivre mieux : on tente de manger plus sainement, à faire plus de sport, à améliorer sa sécurité financière, ses revenus, son confort de vie. Une large part de la société pousse à une culture du bien être physique. On repousse au maximum les maladies, on veut vaincre la vieillesse. Si tout cela présente de nombreux aspects positifs, un corps sain a pourtant besoin d’une tête saine et on a parfois tendance à l’oublier. Si on prenait soin de son esprit comme on va chez l’ostéopathe ou l'esthéticienne ? Le souci de soi n’est pas comme on pourrait le penser au premier abord un énième conseil pour se replier sur soi ou pour entretenir une forme de narcissisme. Au contraire, il permet un ancrage solide dans le monde. Bien pratiqué, il est la condition d'accès à la connaissance de soi qui permet une ouverture au monde beaucoup plus assurée et stable. Si je me soucie de ma tête et de mon esprit, j'irai mieux . Si je vais mieux, je serai certainement en meilleure condition pour m’occuper de ceux qui me sont chers et des affaires du monde. Allez, je vous laisse. Prenez soin de vous. Je vais, pour ma part, prendre soin de moi...
Victoria
FOUCAULT, Michel, L’Herméneutique du sujet, Cours au Collège de France, 1981-82, éditions EHESS-Gallimard-Seuil
PORTEVIN, Pierre, Mon meilleur ami… C’est moi - Eloge et mode d’emploi de l’amitié avec soi-même, Editions Eyrolles, avril 2017
Photo : Sarah Diniz Outeiro / Unsplash