Eloge de la solitude dans un monde hyper-connecté
A l’heure de la performance et des hyper-connexions, chaque minute de notre temps nous semble devoir être “employée”, rentabilisée. Se retrouver seul-e, rien qu’avec avec soi inquiète. Vite, mon portable, mon réseau, mes amis... Nous fuyons la solitude comme la peste. Et si c’était plutôt un formidable moyen pour se retrouver, se ressourcer et prendre un peu de recul ? Montaigne nous disait déjà que la solitude peut et doit être recherchée parce qu’elle participe de notre équilibre et de notre bien-être. Nous avons besoin des autres, mais parfois aussi de déconnexion et de solitude, pour nous reconnecter à nous-même.
Accepter de passer des moments en “solitaire”, et bien les vivre demande de la force et du courage. Pour la majorité d’entre nous, ce n’est pas naturel. Êtres sociaux, tribaux même, nous avons besoin d’être entourés et en interaction : échanger, collaborer, faire des rencontres. C’est un besoin vital : sans les autres, nous ne sommes rien. Aristote disait : “l’homme est un animal politique”. Pour lui, nous sommes profondément et d’emblée des êtres sociaux, c’est ce qui nous caractérise. L’homme vit et a besoin de vivre dans “la polis”, la cité. L’être humain a besoin pour s’épanouir d’un contexte social.
Pour abonder en son sens, les chercheurs en sciences sociales, comme John T. Cacioppo, nous montrent que la solitude tue. En vivant seules, les personnes encourent plus de risques pour leur santé physique et mentale. Leur espérance de vie se réduit.
La solitude une expérience perçue comme négative
Mais dans la vie, rien n’est jamais tout à fait blanc ou noir. Et notre quête de connexions sociales, lorsqu’elle est constante, devient aussi une forme d’évitement. La solitude nous fait peur, car elle nous confronte à nous-même ! Dès lors, pour la majorité d’entre nous, elle peut être vécue dans la peine, l’angoisse ou la tristesse. Pourtant, au-delà d’une expérience négative, la solitude peut être le lieu d’une prise de recul nécessaire pour notre épanouissement personnel. C’est ce que nous recommande Montaigne.
La solitude comme une morale intérieure
Dans le premier livre de ses Essais, le philosophe nous invite à cultiver la solitude. Elle est selon lui une manière exceptionnelle de se retirer en soi, de dialoguer avec soi-même. Se retrouver est nécessaire à notre équilibre mental. C’est même indispensable pour espérer être “sage”.
“La plus grande chose du monde, c’est de sçavoir estre à soy” (Essais - Montaigne)
Pour atteindre un équilibre intérieure, Montaigne nous incite à trouver la force de nous retirer de toutes formes d’attaches. Apprendre à se ménager un temps où l’on se déconnecte du monde et des autres, pour se retrouver avec soi. S’il vivait aujourd’hui, il nous dirait sans doute : “Apprenons à nous déconnecter de nos mille applications, de nos réseaux sociaux et retrouvons la simplicité d’un moment seul(e) où on ne fait rien !” Si, si je vous jure... :) La solitude, dans ce cas, n’est plus un isolement vécu dans la peine, elle revêt la fonction de morale intérieure. En cherchant et posant nous-même les conditions de notre solitude, nous développons la volonté de nous défaire des choses du quotidien qui pourraient nous peser. Quand cette solitude ne nous est pas imposée comme un fardeau, comme un isolement et que nous choisissons un moment pour nous, elle devient positive.
Ne craignons pas l’ennui
Montaigne nous rappelle que nous avons en nous toutes les ressources pour nous “divertir”. Nous n’avons pas toujours besoin des autres ou de faire des choses pour se sentir occupé. Notre esprit peut se suffire à lui-même et c’est ce qui nous rend plus fort.
“Il se faut réserver une arrière-boutique, toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude. En celle-ci faut-il prendre notre ordinaire entretien, de nous à nous-mêmes, et si privé, que nulle accointance ou communication de chose étrangère y trouve place : Discourir et y rire, comme sans femme, sans enfants, et sans biens, sans train, et sans valets : afin que quand l’occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer. Nous avons une âme contournable en soi-même ; elle se peut faire compagnie, elle a de quoi assaillir et de quoi défendre, de quoi recevoir, et de quoi donner : ne craignons pas en cette solitude, nous croupir d’oisiveté ennuyeuse “
L’ennui et la solitude c’est un luxe à s’offrir
Concrètement comment on fait ? J’entends déjà les commentaires : “Arriver à se ménager ce temps là, c’est une forme de luxe !” Bien sur, quand nous avons déjà l’impression d’être acculés par toutes sortes de tâches, quand pourrions-nous nous octroyer ce temps d’être seul pour prendre du recul ? Pour s’ennuyer à dessein ? La force de Montaigne est de nous inviter à trouver cette solitude même quand on vit en pleine ville ;) Le but n’est pas de nous transformer en moine pratiquant l’ascèse, ni de s’exiler dans la nature comme un ermite ou se la jouer à Into The Wild. Non, le but c’est de se trouver la solitude intérieure même quand nous sommes entourés de mille choses. La solitude que Montaigne préconise peut se passer à l’intérieur de nous-mêmes. Un peu comme de la méditation : chercher en soi les conditions de notre détachement.
La solitude, terreau de l’imaginaire, de la créativité et de valeur ajoutée
La science nous confirme que l’ennui et le fait d’être seul-e ont une fonction très importante pour notre cerveau. Des psychologue ont par exemple montré que, à dose raisonnable, l’ennui permet aux enfants (et aux adultes) de laisser l’imaginaire se créer. Il est donc urgent, pour chacun de nous, de laisser place de temps en temps à un peu “rien” dans notre emploi du temps. Accueillons sans paniquer le “je ne sais pas quoi faire” quand il vient. Pour aller un cran plus loin, la solitude s’avère aussi bénéfique dans le monde du travail. Cal Newport, professeur d’informatique à l’université de Georgetown, a popularisé l’idée dans son livre “Deep Work”. Il nous montre que les activités relationnelles incessantes (emails, réseaux sociaux, chats, textos…) nous privent de capacités intellectuelles. Or, dans le monde qui advient, la capacité à générer un travail profond se révèle un atout décisif pour produire de la valeur ajoutée. Réflexion intense, écriture, créativité, analyse… autant de tâches qui requièrent une grande concentration, favorisée par la solitude et l’isolement.
Apprendre à vivre avec soi-même
Apprendre à vivre seul-e par moment nous aide à mieux vivre avec soi, mais aussi avec les autres. Entraînons-nous à vaincre notre peur de la solitude, et transformons notre regard. Elle devient alors une amie, une complice, un terreau favorable à la création, à la résolution de problèmes, à la prise de décision. Elle laisse la place à nos rêves. Et à l'optimisme. Ressourcés par cette régulière solitude, nous parvenons alors à mettre les choses à distance et à profiter plus intensément des moments que nous passons avec notre entourage. N’avez-vous jamais eu ce sentiment après une retraite quelque part ou une retraite intérieure d’être plein de force pour affronter la complexité de votre vie ? Bon, là-dessus, je vous laisse. Quittant la solitude de l’écriture, je rejoins ma petite famille. Rien n’est blanc, rien n’est noir… "Tantôt rouge, tantôt bleu" (sur un air de Jeanne Moreau ;-)
Victoria
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